XII

Quentin Mugabi n’aurait jamais imaginé un pareil vaisseau de guerre. À la différence des bâtiments de la Fédération en forme d’ovoïde aplati, celui-là était une sphère parfaite de près de vingt-cinq kilomètres de diamètre, évoquant davantage une lune qu’un astronef. Pendant que sa navette s’en approchait, il avait entrevu sur toute sa surface des dômes, des nacelles et des niches abritant des armes, mais les seules dimensions de ce Léviathan l’avaient empêché de réellement admettre et reconnaître la nature titanesque de ces équipements, aussi élevés et accidentés que des chaînes de montagnes. Ce n’est que lorsque sa navette longea le flanc d’un coffrage de propulseur plus gros, à une distance d’à peine cinq cents mètres, qu’un croiseur lourd de la Spatiale, qu’il prit enfin conscience de l’énormité du vaisseau.

Pourtant, sa taille était encore la moindre des extravagances que son cerveau ébranlé était contraint d’affronter. Il était assez honnête avec lui-même pour s’avouer qu’il devait être encore plus ou moins en état de choc, consécutivement à la destruction incroyablement violente et rapide de l’escadre de Lach’heranu. Sans rien dire de sa stupéfaction à l’idée que tous les vaisseaux placés sous ses ordres étaient encore intacts ! Sans doute était-ce pour beaucoup dans son impression que l’univers tout entier lui paraissait légèrement flou. Mais l’apparition d’un Ternaui se prétendant le porte-parole d’un « empire d’Avalon » était en soi tout aussi renversante. Mugabi avait demandé qu’on lançât une recherche dans les archives pendant qu’on préparait sa navette pour le voyage, et elle avait conforté ses souvenirs. Les archives galactiques infiltrées par les services de renseignement humains recelaient d’innombrables récits de gardes du corps ternauis mourant en défendant leurs Galactiques de maîtres. Mais aucune de celles accessibles au SRS ne faisait allusion à des Ternauis se retournant contre eux. Pas une seule fois en plus de douze siècles de servitude.

Alors comment une espèce qui fournissait les gardes du corps les plus loyaux de l’histoire de la Galaxie s’était-elle débrouillée pour construire un empire d’une puissance apparemment inimaginable, à en juger par la taille et les capacités de ses vaisseaux de guerre, sans que la Fédération ne se fût doutée de rien ? Il lui semblait tout à fait manifeste que les Galactiques n’avaient jusque-là aucune idée de son existence. Si le seul troupeau de « primitifs » qu’était à leurs yeux l’espèce humaine avait déclenché de leur part une réaction aussi… radicale, alors, la Fédération en eût-elle seulement rêvé, l’existence de cet « empire d’Avalon » aurait normalement plongé le Conseil dans la plus noire des paniques, et l’attaque subie par Lach’heranu n’aurait certainement pas été pour elle une surprise aussi totale.

C’était sans doute là la question la plus pressante, se persuada-t-il, encore que des milliers d’autres lui brûlaient les lèvres. Et d’une, pourquoi les Ternauis avaient-ils donné à leur empire le nom d’Avalon ? Et de deux, pourquoi prendraient-ils soudain le risque de dévoiler son existence à la Fédération en se portant à la rescousse de l’espèce humaine, alors qu’ils s’étaient manifestement échinés à la dissimuler jusque-là, si soigneusement et efficacement ?

Et pourquoi diable… s’interrogea-t-il en témoignant d’une sorte de serein détachement, conséquence des chocs trop nombreux qui l’avaient ébranlé en un si bref laps de temps… Pourquoi diable une bande d’extraterrestres auraient-ils baptisé leur vaisseau amiral « Excalibur » ? Sa navette approchait de la soute principale du gigantesque vaisseau, et il pouvait enfin distinguer, sur sa coque, ce nom gravé en capitales de deux cents pieds de haut.

 

La navette s’engouffra par l’écoutille de la soute dans sa caverne brillamment illuminée et se dirigea vers le cercle d’atterrissage qu’on lui affectait. On ne voyait ni ombilics ni tubes de raccordement pour l’amarrage, rien qu’une balise et une cible destinées à guider son pilote.

Et la soute, finalement, n’avait pas non plus d’écoutille, remarqua Mugabi avec un pincement au cœur de jalousie, bien qu’elle fût de toute évidence pressurisée comme celle de son propre vaisseau amiral. L’espèce humaine avait accompli d’énormes progrès au cours du dernier siècle, en partie de son propre chef et en partie en adaptant toutes les bribes de la technologie des Galactiques qu’elle pouvait leur subtiliser. De fait, ainsi que Mugabi en était parfaitement conscient, cette inventivité des humains était précisément l’un de leurs traits de caractère que les Galactiques redoutaient le plus. Cependant, si rapides qu’eussent été ces progrès, l’humanité les avait engagés avec un tel retard sur la Fédération et sa technologie que le gouffre qui les séparait lui avait paru à jamais infranchissable. L’exemple le plus affolant n’était-il pas l’aisance avec laquelle les Galactiques activaient des champs de force en un battement de cils ? La Spatiale avait acquis une certaine compétence en la matière – après tout, les boucliers de ses vaisseaux étaient basés sur la même technologie –, mais les problèmes de masse et d’énergie posés par tous les générateurs de champs de force que savaient construire les Terriens interdisaient aux architectes navals de leur trouver une application moins vitale que la protection des vaisseaux. Aucun ingénieur humain n’était encore en mesure, assurément, de créer ces champs de force à la perméabilité sélective qui, manifestement, retenaient l’atmosphère de ce vaisseau.

Et ceux qui l’avaient conçu ne s’étaient pas contentés de pressuriser la soute. L’amiral ressentit une nouvelle poussée d’envie en voyant les îlots de verdure artistiquement éparpillés entre les cercles réservés aux atterrissages. Personne à sa connaissance, pas même les Galactiques, n’avait jamais « paysagé » la soute d’un vaisseau de guerre, mais ces gens, eux, l’avaient fait. Il sautait aux yeux qu’ils s’étaient acharnés ce faisant à ne pas compromettre l’efficacité de la disposition des lieux, mais ça ne les avait nullement empêchés d’y faire jaillir de hauts bosquets de buissons tapissés de fleurs, des plates-bandes, des fontaines et même quelques bouquets de ce qui ressemblait fortement à des poiriers Bartlett.

Cette nouvelle preuve des capacités de l’empire d’Avalon traversa comme une fulgurance l’esprit de Mugabi, pour être aussitôt remplacée, sa navette se posant, par un émerveillement renouvelé lorsqu’il entrevit fugacement par un hublot le comité d’accueil qui l’attendait. Il se composait de quatre personnes, dont aucune n’était un Ternaui.

L’amiral Quentin Mugabi se figea un instant dans son fauteuil, l’échine roide, en fixant le dernier spectacle auquel son cerveau était préparé, puis, l’écoutille de sa navette coulissant, il se leva.

« Amiral Mugabi », l’accueillit le personnage grand et svelte, aux cheveux roux, aux yeux bleus et à l’aspect parfaitement humain qui se trouvait à la tête du comité quand il franchit le sas. Le rouquin portait un uniforme noir et or qui réussissait à allier stricte allure militaire et confort manifeste. La tenue était certes différente des uniformes solariens qu’il connaissait, mais les écussons et emblèmes de grade lui étaient familiers. Il plissa les yeux en apercevant la rangée d’étoiles à cinq pointes qui en ornaient le col de part et d’autre et les quatre larges galons dorés encerclant l’extrémité de ses manches, et l’inconnu lui tendit la main, le regard pétillant.

« Bienvenue à bord de l’Excalibur », poursuivit-il dans le même anglais à l’étrange accent dont s’était servi le Ternaui. Mugabi tendit machinalement la main pour serrer la sienne. « Je suis l’amiral Maynton. Veuillez nous pardonner ce manquement aux règles de la traditionnelle courtoisie militaire, mais nous nous sommes dit qu’il serait sans doute moins troublant de vous recevoir sans la garde d’honneur, la clique et les cornemuses.

— Moins troublant… monsieur ? lâcha Mugabi, et Maynton eut un petit sourire en coin.

— Bon, peut-être ai-je mal choisi mes mots, concéda-t-il. Néanmoins, j’espère que notre arrivée a été une heureuse surprise.

— Oh, pour ça, vous pouvez m’en croire ! le rassura Mugabi.

— Parfait ! C’était également une surprise que nous avions hâte de vous faire, non sans quelque émoi, depuis très longtemps. Et dont je me plais à croire qu’elle n’a pas été moins grande, semble-t-il, pour la Fédération.

— Vous avez un certain don pour l’euphémisme, amiral, laissa sèchement tomber Mugabi.

— La plupart des gens en feraient preuve, j’imagine, compte tenu des circonstances, répondit Maynton avec un autre petit sourire avant de faire signe à ses compagnons. J’imagine que vous devez avoir mille questions à nous poser, amiral, et je vous promets que nous y répondrons le plus tôt possible. Entre-temps, toutefois, permettez-moi de vous présenter le capitaine Veronica Stanhope, baronne de Shallot et commandant de l’Excalibur. » La brune menue au teint clair qui se trouvait à sa droite fit un signe de tête à Mugabi et lui tendit la main à son tour.

« Et voici le capitaine Sir Anthony Moore, mon chef d’état-major », reprit Maynton. Moore était presque aussi grand que Maynton et dépassait le mètre quatre-vingt-dix de Mugabi de quatre bons centimètres. C’était un homme aux cheveux blond platine et aux yeux gris assurés, et sa poignée de main était aussi ferme que celle de son amiral.

« Enfin, voici Son Altesse impériale la princesse Evelynn Wincaster, amiral et commandant de la Troisième Flotte. »

Davantage que le titre lui-même, quelque chose dans la voix de Maynton contraignit Mugabi à regarder de plus près l’amiral Wincaster. Elle était extrêmement grande pour une femme, entre Maynton et Moore, et toisait littéralement Mugabi. À l’instar de Maynton – et de la plupart de ses compagnons, du reste, car aucun n’avait l’air d’avoir dépassé de beaucoup la trentaine –, elle semblait follement jeune pour son grade, pourtant il émanait d’elle une aura d’autorité et un air de commandement palpables qui, malgré tout, ne devaient pas grand-chose à sa taille imposante. Des boucles d’or cascadaient sur ses épaules, contrastant violemment avec les coupes courtes qu’affectionnait la Spatiale, tant pour les femmes que pour les hommes, et ses yeux étaient d’un renversant bleu cobalt.

Mugabi hésita un bref instant en se demandant s’il devait proposer une poignée de main à une personne qui faisait précéder son nom des mots « Son Altesse impériale », mais la princesse Evelynn mit fin à son dilemme en lui tendant la sienne.

« Permettez-moi de me joindre à l’amiral Maynton pour vous souhaiter la bienvenue à bord de l’Excalibur », déclara-t-elle. Elle parlait le même anglais musical que Maynton, mais son doux et ferme contralto lui conférait une sonorité encore plus exotique et intrigante, et l’étreinte de sa main était ferme. « J’ai étudié votre carrière avec le plus grand intérêt et le plus profond respect, amiral Mugabi. Avec l’amiral Stevenson, en particulier, vous avez énormément accompli compte tenu du handicap colossal auquel vous étiez confronté. Je ne trouve pas les mots pour vous dire à quel point je suis enchantée d’enfin faire votre connaissance.

— Merci… Votre Altesse. » La sincérité de sa voix mettait Mugabi très mal à l’aise. « Je vous remercie du compliment, poursuivit-il, mais, à la vérité, nous n’avons manifestement pas réussi à accomplir grand-chose. Sans votre… arrivée inopinée, nous serions tous morts.

— Son Altesse a entièrement raison, rectifia fermement Maynton. Au regard de votre handicap technologique du début, de la pression qu’exerçait sur vous la promptitude exigée pour votre réaction, et de la surveillance constante et minutieuse des Galactiques, le fait que vous ayez réussi à construire une Spatiale assez puissante pour que la Fédération éprouve le besoin de déployer une escadre entière pour la combattre est quasiment miraculeux. En fait, notre plus grand regret est d’avoir été contraints de vous laisser accomplir tout cela sans intervenir. Nous n’osions pas vous contacter directement.

— Je n’y comprends strictement rien, avoua Mugabi avec la plus grande franchise. Pourquoi n’osiez-vous pas nous contacter ? Et, d’ailleurs, qui êtes-vous ? Toute la… »

Il secoua la tête.

« J’allais dire que l’espèce humaine tout entière vous devait une fière chandelle, mais il semble que seul le système solaire vous soit redevable, car la totalité de l’humanité ne s’arrête visiblement pas, comme nous le croyions, au seul système solaire.

— Non, en effet, reconnut Maynton sur le ton de l’euphémisme délibéré. Et pardonnez-moi de vous garder ici au lieu de vous escorter jusqu’à Sa Majesté pour entendre de sa bouche les explications que vous méritez bien, vous et toute la population de la Terre. Veuillez nous suivre, je vous prie, et je vous promets que les réponses ne se feront pas attendre plus longtemps. »

 

Mugabi suivit Maynton et ses compagnons sortant de l’ascenseur qui les avait transportés depuis la soute jusqu’au cœur de l’immense vaisseau. Il avait ressenti un respect teinté d’admiration, qui commençait à lui devenir familier, en étudiant le schéma holographique de leur progression à l’intérieur du bâtiment. L’icône de l’ascenseur l’avait traversé à une allure invraisemblable, pourtant il n’avait aucune impression de mouvement, ce qui laissait entendre que ces gens étaient des ingénieurs encore plus compétents que les Galactiques dans le domaine gravitationnel.

Mais ça n’aurait pas dû le surprendre, se persuada-t-il, puisque neuf de leurs vaisseaux avaient eu raison de toute l’escadre de Lach’heranu. En outre…

Le train de ses réflexions s’interrompit brutalement quand il posa le pied sur le vide infini de l’espace.

Le temps d’une seconde, son cerveau se pétrifia littéralement, frémissant, dans l’attente d’une décompression explosive. Il sentit ses poumons se rétracter convulsivement pour tenter désespérément de retenir leur air, puis, ses facultés cognitives reprenant le dessus, il laissa échapper un « whoush ! » sonore.

C’était la vue holographique la plus parfaitement époustouflante qu’il eût jamais eue sous les yeux ! Pas étonnant que son spectacle lui ait inspiré une telle frayeur ! À l’Académie, l’entraînement à la survie dans le vide était enfoncé dans le crâne de chaque recrue dès le premier jour d’acclimatation à la combinaison spatiale, et, quand l’hologramme l’avait environné, aspiré dans le réalisme consommé de son illusion, tous ses instincts lui avaient soufflé qu’il était mort.

Il aurait sans doute pu regretter que ses compagnons n’eussent pas pris la peine de le prévenir, songea-t-il ; puis il se secoua : ils y étaient probablement autant habitués que lui-même à sa passerelle de commandement du Terra, de sorte que l’idée ne les avait même pas effleurés.

Il se contraignit à respirer profondément, posément, puis sortit de l’ascenseur et balaya du regard la terrifiante perfection de l’image. C’était exactement comme si ses bottes ne reposaient pas sur l’alliage du pont mais sur la noirceur immatérielle de l’espace – comme s’il flottait entre les étoiles, Titan toisant les jouets d’enfant qu’étaient les vaisseaux dérivant tout autour. Il n’avait jamais rien vécu de tel et, au bout de quelques secondes, il avait complètement oublié ce premier instant de terreur pour se baigner dans le pur ravissement de la contemplation de l’univers tel que Dieu lui-même devait le voir.

Ses hôtes lui permirent de rester planté là une bonne minute à digérer le choc, puis Maynton se gratta la gorge. Ce léger raclement poli lui parut scandaleusement sonore l’espace d’une seconde, puis Mugabi se rendit compte que c’était parce que ses yeux s’entêtaient à lui affirmer qu’il n’y aurait pas dû y avoir d’atmosphère pour le porter. L’amiral ravala un gloussement amusé en prenant conscience de sa réaction, et il s’arracha à sa contemplation hypnotique.

Trois autres personnes se tenaient au centre exact de l’hologramme, pailletées d’ombre et de lumière astrale. Dont le Ternaui qui le premier l’avait contacté ; sa silhouette imposante écrasait celles de ses deux compagnons et ses yeux argentés pétillaient d’un éclat stellaire. La deuxième était un humain trapu, aux larges épaules et aux cheveux bruns, vêtu d’une robe évoquant vaguement celle d’un moine. Et la troisième…

La troisième était un autre humain aux cheveux noirs, plus petit que Mugabi d’une dizaine de centimètres, et qui, pourtant, semblait dominer tout le monde sans aucun effort.

L’amiral se demanda comment il y parvenait. L’homme était certes puissamment bâti, mais c’était sans doute, après l’amiral Stanhope, le plus petit qu’il eût rencontré jusque-là à bord de l’Excalibur, et il ne pouvait guère avoir plus de vingt ans. Ses yeux étaient sombres, bien que, dans cette pénombre, Mugabi eût été bien en peine d’en certifier la couleur exacte, et il avait indubitablement un air de famille avec la princesse Evelynn, encore que, chez elle, ce nez fortement busqué avait adopté un contour aquilin plus féminin et séduisant. Manifestement trop jeune pour être son père, il devait donc être son frère, décida Mugabi. Il portait une barbe soigneusement taillée en épée, et la ligne blanche d’une ancienne balafre striait une de ses joues tannées. Contrairement aux officiers qui avaient accueilli l’amiral, il n’était pas en uniforme mais portait un vêtement d’une pièce ressemblant remarquablement à la tenue protectrice qu’arboraient d’ordinaire les Galactiques. Celui-là était d’un bleu nuit profond bordé d’argent, et un écusson héraldique ornait son thorax. D’une certaine façon, la présence de la dague qu’il portait à la hanche dans un fourreau n’avait rien d’incongru.

« Amiral Quentin Mugabi, permettez-moi de vous présenter Sa Majesté impériale George, empereur d’Avalon, roi de Camelot, prince du Nouveau-Lancastre et baron de Wickworth », déclara Maynton sur un ton brusquement plus officiel.

Mugabi se mit machinalement au garde-à-vous. Il l’aurait sans doute fait de toute façon après réflexion, en signe de respect, mais il n’y avait même pas réfléchi en l’occurrence. En dépit de son évidente jeunesse, l’empereur lui avait, par sa seule présence, imposé cette réaction aussi naturelle que le fait de respirer.

« Amiral Mugabi. » L’empereur traversa l’image jusqu’à lui et tendit la main droite.

Quentin Mugabi avait servi l’Union solarienne pendant plus de quarante ans. Durant cette période, il avait rencontré et conseillé trois présidents différents, et il avait été présenté à des sénateurs du système, à des ministres et à des juges de la Cour suprême de l’Union. C’était le second plus haut gradé de la Spatiale solarienne, et il n’avait pas l’habitude d’être mal à l’aise en société. Pourtant, il se sentit curieusement indécis, comme hésitant, quand l’empereur lui tendit la main et, de nouveau, il se demanda ce qui conférait à cet homme une telle aura, presque tangible, d’autorité. Elle donnait l’impression d’opérer indépendamment de son titre de maître d’un empire visiblement puissant, puisque Mugabi l’avait sentie avant même que Maynton ne les eût présentés l’un à l’autre.

« Votre Majesté, marmonna-t-il en se contraignant à serrer fermement la main de l’empereur, permettez-moi de vous remercier, en mon nom et en celui de tout le système solaire, pour votre opportune intervention.

— Tout le plaisir est pour moi, répondit l’empereur avec un petit sourire. Mais vous devez certainement être légèrement surpris de… l’“à-propos” de notre intervention. » Son sourire s’élargit. « Il s’est passé un bon moment depuis ma dernière visite, ajouta-t-il.

— Votre dernière visite… sire ? demanda Mugabi sur un ton qu’il s’efforçait soigneusement de garder respectueux.

— Un peu avant votre ère, lui répondit l’empereur. En fait, elle date d’un peu plus de huit siècles. »

Mugabi le scruta d’un œil stupéfait et l’empereur pouffa.

« Il semble que des explications soient de rigueur, amiral, déclara-t-il. Donc, si vous voulez bien avoir l’obligeance de me rejoindre dans mes quartiers avec mon chancelier, je tâcherai de vous les fournir. »

 

Quentin Mugabi ne s’était jamais assis dans un fauteuil plus confortable. Même les meilleurs sièges terriens automatisés s’adaptaient plus lentement et moins parfaitement à l’anatomie et aux mouvements de l’utilisateur. Celui-là semblait s’être conformé à sa silhouette et à son poids avant même qu’il ne s’y fût installé, et il réagissait si discrètement à ses mouvements qu’il s’en apercevait à peine.

D’un autre côté, se dit-il, il n’est peut-être pas si surprenant que je ne l’aie pas senti bouger, compte tenu du récent basculement de tout mon univers !

« Donc, les Ternauis et vous, vous avez réussi à vous échapper ? marmonna-t-il quand l’empereur s’interrompit.

— Absolument, reprit l’empereur. En fait, les combats réels ont été beaucoup moins épineux que mon bon ami ici présent… (il désigna d’un coup de menton l’imposant chancelier assis sur sa droite) ne l’avait redouté. Et beaucoup plus faciles encore que la suite de son plan.

— Nous ne nous rappelons pas vous avoir suggéré que tout cela serait “facile”, Votre Majesté, répondit sereinement la voix électroniquement générée du Ternaui. D’un autre côté, on pourrait sans doute dire, croyons-nous, que la tâche était loin d’être aussi difficile qu’elle aurait pu l’être.

— Bon ! gloussa l’empereur. Au moins avez-vous eu la correction de vous changer en nounous quand nous avions le plus besoin de vous ! »

Un gloussement collectif parcourut le compartiment douillettement meublé. Il faisait à peu près le quart d’un terrain de football pourtant, en dépit de son ameublement confortable et de sa décoration luxueuse, il semblait à Mugabi beaucoup moins superbe qu’il ne s’y était attendu pour le logement d’un puissant empereur.

Le regard du Solarien le balaya. Les sculptures de lumière qui le parsemaient étaient certes, dans leur fraîcheur, d’une beauté sensuelle, mais aussi, hormis un portrait en pied d’un réalisme à couper le souffle de Sa Majesté impériale Matilda (laquelle était restée à Camelot, la planète capitale de l’Empire, pour diriger ce dernier en l’absence de l’empereur), les seules véritables décorations de la salle. Bon, ce portrait, et aussi une épée qui visiblement avait fait son temps, exposée au centre exact du compartiment. La lame en était enfoncée dans un bloc de pierre polie installé sur un petit piédestal en forme de guéridon.

Mugabi reporta le regard sur l’empereur et secoua lentement la tête.

« Quoi ? » La question de l’empereur aurait certes pu passer pour une brutale réprimande, mais elle avait jailli de ses lèvres fortement empreinte de ce qui ne pouvait qu’être une sorte d’amusement amical.

« Je m’efforce seulement de… digérer tout cela, Votre Majesté, répondit Mugabi avec un sourire penaud. Vous êtes réellement né en 1311 ?

— Indubitablement, affirma l’empereur en pouffant de nouveau. Je reste toutefois conscient que ni Timothy ni moi ne faisons notre âge. Nous avons tous les deux remplacé les nanites saernaïs originelles par les nouvelles biochines améliorées de Merlin et du docteur Yardley quand ils les ont découvertes, voilà plusieurs siècles. Grâce à un réajustement convenable du code génétique, elles sont à même de régler l’âge d’un individu au lieu de le laisser simplement inchangé, et Timothy et moi souffrions d’assez de vieilles douleurs, à mesure que flanchait notre ancien équipement, pour accueillir favorablement cette innovation. Mais je comprends parfaitement ce que vous essayez de me dire et, croyez-moi, amiral, vous aurez certainement moins de mal à croire en mon âge avancé que moi-même, de temps à autre, au fil des siècles. »

Mugabi secoua de nouveau la tête et se rejeta en arrière dans son fauteuil, le temps que son cerveau s’efforce de faire le tri dans les informations qu’on venait de lui donner.

Il pressentait, de manière assez réaliste, que l’Empire d’Avalon ne devait pas être très étendu comparé aux dimensions titanesques de la Fédération. S’il en croyait les dires de l’empereur et de ses conseillers, il ne comptait que vingt-deux systèmes stellaires, dont seules les sept « principautés » (Nouveau-Lancastre, Nouveau-Yorkshire, Nouvelles-Galles, Nouvel-Oxfordshire, Glastonbury, Avalon et Camelot) pouvaient se targuer d’une population excédant les deux milliards d’âmes. La Fédération, de son côté, revendiquait plus de quinze cents étoiles, avec une population moyenne de près de onze milliards d’individus par système stellaire. Au regard d’une telle supériorité numérique, les commandants et collègues de Lach’heranu pourraient sans doute apporter une indiscutable réponse quantitative à l’avantage qualitatif que sa technologie conférait à l’Empire.

Mais à la seule condition que la Fédération eût le loisir de jeter tout ce poids dans la balance… et qu’elle omît que plus de quatre-vingts pour cent de sa population appartenaient aux espèces « protégées ».

« Je suis sidéré que vous soyez parvenu à un tel résultat en partant de moyens aussi limités, déclara Mugabi à haute voix, et l’empereur haussa les épaules.

— Ils ne l’étaient que par la taille de notre population, fit observer l’empereur. À tous les autres égards, nous partions à égalité avec la technologie contemporaine de la Fédération. » Il haussa encore les épaules. « Il ne s’agissait plus que de prendre une tête d’avance sur elle.

— Comme d’habitude, Votre Majesté, vous sous-estimez tout à la fois l’étendue et la sévérité du défi que vous affrontiez, déclara une voix de velours qui semblait surgir de nulle part. Sans rien dire de l’ampleur de ce que vous avez accompli.

— Et, comme d’habitude également, Merlin, tu les surestimes toutes les trois, répondit l’empereur sur un ton indiquant qu’il s’agissait là d’un très vieux débat. Sans même parler de la grande compétence de mes conseillers – à commencer par Matilda –, ni du rôle immense que tu as pris dans cette réussite.

— Rôle que je n’ai pu jouer que parce que vous avez été assez fou pour récuser les restrictions imposées par la Fédération sur la création d’intelligences artificielles », rétorqua la voix, et Mugabi sentit s’arquer ses sourcils. L’empereur surprit de toute évidence sa mimique et il hocha la tête en souriant d’un air contrit.

« Oui, amiral, déclara-t-il. Un guerrier primitif trop ignorant pour comprendre qu’il s’adressait à une machine appelait jadis Merlin “Ordinateur”.

— Trop ignorant mais assez fou pour étendre aux intelligences artificielles la pleine égalité des droits qu’on reconnaît aux intelligences biologiques, souligna Merlin.

— Non, non, démentit l’empereur en secouant la tête. Pas assez fou… assez rusé. S’adjuger ta reconnaissance éternelle afin que tu puisses nous aider dans nos recherches et notre développement était un plan génial ! Sans compter que tu diriges le service du renseignement impérial !

— Bien sûr que c’était génial, admit Merlin en laissant échapper un son évoquant remarquablement un reniflement humain de dédain.

— Plus sérieusement, amiral, reprit l’empereur en se tournant de nouveau vers Mugabi. Merlin nous a été d’une aide incommensurable. S’il n’est pas aussi intuitif que nous autres, la vitesse et la précision avec lesquelles il peut traiter les données excèdent de très loin tout ce dont nous sommes capables jusque-là, même avec des puces implantées.

— Je l’espère bien, déclara Merlin sur un ton pincé, et l’empereur et ses officiers éclatèrent de rire.

— Je ne doute nullement que… Merlin vous ait été d’un grand secours, Votre Majesté, lâcha Mugabi au bout d’un moment, mais vous n’en aviez pas moins à affronter une tâche surhumaine.

— Les humains semblent plus doués pour surmonter les “tâches surhumaines” que la plupart des espèces, laissa tomber le Grand Chancelier.

— Peut-être est-ce vrai, convint l’empereur, mais ça ne nous a pas empêchés d’être plongés jusqu’au cou dans les bébés pendant les cent et quelques premières années. » Son sourire nostalgique semblait déplacé sur ce visage invraisemblablement juvénile et Mugabi se demanda quelle part de la présence régalienne qui émanait de sa personne était innée et quelle part il avait acquise au cours des cinq derniers siècles. L’amiral avait rencontré certains des Romains dont le retour sur Terre avait servi de prétexte à la « solution finale » de la Fédération, mais ce mélange de juvénilité, d’assurance et d’antique sagesse, qui paraissait si inhérent à l’empereur, n’avait irradié aucun d’entre eux. Évidemment, s’ils étaient techniquement de plus de mille ans plus âgés, ils avaient passé en stase phasique la grande majorité de leur longue vie, à voyager entre les étoiles au lieu, comme lui, de travailler, pleinement éveillé, à l’édification d’un empire quasiment à partir de rien. Pour cette raison, l’empereur était indubitablement le plus « vieil » être humain que Mugabi… que quiconque eût jamais rencontré… à la seule exception, peut-être, de l’archevêque Timothy, rectifia-t-il en son for intérieur. Bon, bien sûr, au bout de deux ou trois cents ans, fallait-il croire, quarante ans de plus ou de moins ne font pas une bien grosse différence.

« Mais le plus difficile, poursuivit l’empereur, c’était de trouver le moyen d’augmenter assez vite notre population sans pour autant perdre toute conscience des liens familiaux. Aucun de nous ne connaissait encore ce terme à l’époque, mais nous étions en fait confrontés à un problème de “production de masse”. Pourtant, nous en savions assez pour redouter ce qu’il adviendrait de notre société si nous nous livrions à un clonage massif. »

Il secoua la tête et soupira, puis fit signe à l’amiral Maynton.

« Le prince John ici présent, dit-il à Mugabi, qui arqua un sourcil en entendant le titre dont Maynton avait omis de mentionner qu’il s’attachait à son nom, descend directement, comme toute sa maison, d’une de nos premières générations d’enfants clonés. Bien sûr, il existe… combien ?… dix-neuf branches cadettes de la famille, non, John ?

— Vingt-deux, mon oncle, répondit Maynton, les yeux pétillants, avant de hausser les épaules. Mais qui est-ce qui compte ?

— Toi, jeune freluquet », répliqua l’empereur avec un gloussement. Puis il se tourna vers Mugabi. « J’ai décidé dès le début que la loi ne ferait aucune différence entre les enfants clonés et ceux portés à terme in utero, mais je n’étais pas absolument certain que nos gens les accepteraient pour leurs. Aujourd’hui, bien sûr, ce souci peut paraître incongru, puisque les clones et leurs descendants sont, littéralement, un million de fois plus nombreux dans l’empire que les rejetons nés “à l’ancienne mode”, mais, à l’époque, c’était un réel sujet d’inquiétude.

— Effectivement, intervint l’archevêque Timothy. D’un autre côté, vous avez abordé assez intelligemment le sujet pour éviter les problèmes qu’il aurait pu poser, monseigneur. » Le prélat s’adressait rarement à l’empereur en lui décernant le titre de « Majesté », avait d’ores et déjà remarqué Mugabi, et il se demanda si cette licence était limitée à ses seuls conseillers les plus anciens et les plus proches.

« Si vous entendez par là que j’ai eu la subtilité de laisser Matilda me convaincre que vous approuviez le procédé au nom de notre sainte mère l’Église, j’imagine que c’est vrai, convint l’empereur.

— Les enfants sont les enfants et les âmes les âmes, affirma sereinement l’archevêque. Tant que la science médicale est sûre et que les enfants naissent entiers et sains, le miracle est le même pour tous.

— Et les gens qui les élèvent restent leurs parents », convint l’empereur à voix basse avant de glousser de nouveau et de jeter un coup d’œil, par-dessus son épaule, au portrait de son impératrice. « Matilda me l’a assurément fait pleinement comprendre à l’époque ! lâcha-t-il, mi-figue mi-raisin.

— Et je sais d’expérience personnelle que les Ternauis font d’excellents parents », déclara le capitaine Stanhope. Elle décocha un sourire chaleureux au Grand Chancelier, et Mugabi eut soudain l’impression que les traits impavides et reptiliens du Chancelier lui renvoyaient un sourire tout aussi chaleureux.

« Merci, ma fille, répondit le Ternaui au bout d’un moment. Nous devons toutefois admettre qu’élever de jeunes humains est une expérience… intéressante. Et dont nous soupçonnons qu’elle nous a corrompus bien davantage que ne l’auraient prévu nos reines.

— La vie y suffit amplement sans qu’il faille le reprocher aux enfants, mon vieil ami ! répondit l’empereur en riant. Mais les élever reste une “expérience intéressante” pour tout le monde… à quelque espèce qu’on appartienne. »

Mugabi réussit, non sans difficulté, à dissimuler sa surprise. Il lui fallait sans cesse se rappeler que ces gens n’avaient rien de commun avec la Fédération. Malgré tout, celle des Galactiques était la seule civilisation « avancée » dont la branche solarienne de l’humanité avait fait l’expérience jusque-là, et la seule notion d’adoption interespèces était une hérésie pour la Fédération. Elle était de fait expressément interdite par la loi, et l’amiral se demanda dans quelle mesure cette interdiction était liée à l’empressement avec lequel l’Empire avait adopté cette pratique.

« Quoi qu’il en soit, nous y sommes parvenus en préservant les liens familiaux, poursuivit l’empereur en reportant toute son attention sur Mugabi. D’ailleurs, amiral, il me semble même que nous avons conservé à la famille une place centrale bien plus importante que celle que lui attribue aujourd’hui la branche solarienne de l’humanité. Évidemment, nous partions d’un vivier bien plus homogène, et nous avons réussi à préserver en grande partie cette homogénéité. Nous formons encore, sans nul doute, une société hiérarchisée – d’aucuns diraient “féodale” –, et le fait que notre sainte mère l’Église joue encore un rôle si essentiel dans pratiquement toutes nos institutions y est certainement pour beaucoup, mais je soupçonne la menace extérieure que nous pose la Fédération d’être un facteur tout aussi décisif. Contrairement à vos ancêtres restés sur Terre, nous connaissions dès le début son existence et nous savions que, tôt ou tard, nous entrerions certainement avec elle en conflit ouvert. Ce qui nous a fourni à la fois la conscience d’un objectif et un centre d’intérêt sur lequel nous focaliser, en même temps qu’une crainte puissante et sans cesse renouvelée, qui nous ont aidés… contraints, plutôt, à préserver notre cohésion, laquelle était inextricablement liée à la conception que nous nous faisions de notre identité. Votre branche de l’humanité n’a vraiment pris conscience de l’existence de la Fédération qu’au cours des cent ou cent cinquante dernières années, de sorte que vous avez bénéficié, au sens strict du terme, d’un délai beaucoup plus long pour développer un éventail bien plus large de structures familiales et de modes de vie que nous ne pouvions pas réellement adopter.

— Peut-être, répondit Mugabi. D’un autre côté, si j’ai bien compris, il me semble que la branche solarienne de l’humanité ne représente plus, en réalité, qu’une assez faible minorité de l’ensemble de l’espèce humaine.

— J’imagine, répondit l’empereur. Et je présume que les humains nés sur Terre subiront inéluctablement certaines pressions les invitant à se conformer aux pratiques de l’Empire. Je peux néanmoins vous affirmer que l’Empire n’a aucunement l’intention de contraindre quiconque à embrasser ses lois et sa forme de gouvernement. Si nous le faisions, dès mon retour à Camelot, Matilda s’ingénierait à botter mon impérial arrière-train jusqu’à le faire remonter entre mes deux impériales oreilles ! En outre, si nous nous comportions avec une telle arrogance, il n’y aurait rigoureusement aucune différence entre la Fédération et nous, n’est-ce pas ?

— Non, je dois l’admettre. Mais, si l’on voulait se montrer vétilleux, le seul fait que l’Empire ne tienne pas à nous exterminer devrait en soi être regardé comme une légère différence.

— Oh, si ténue. » L’empereur pouffa. Mugabi et lui se sourirent puis l’amiral consulta sa montre et secoua de nouveau la tête.

« Je suis bien certain qu’il nous faudra des années pour seulement commencer à comprendre en détail tout ce que votre peuple et vous avez réalisé, Votre Majesté. Pour ma part, j’ai hâte de pouvoir pleinement apprécier les défis qu’il vous a fallu affronter et les méthodes que vous avez employées pour les surmonter. Mais, comme vous le savez, la présidente Dresner, l’amiral Stevenson et le cabinet présidentiel sont en route vers l’Excalibur. Selon les prévisions qu’ils m’ont transmises, ils devraient arriver dans la prochaine demi-heure, et ils s’attendront certainement à ce que je leur fournisse au moins l’ossature d’un briefing militaire.

— Bien entendu. Pardonnez-moi. Je crains de m’être laissé emporter par le plaisir de disposer d’une oreille neuve où déverser mes souvenirs du “bon vieux temps”. Dieu sait que ces ingrats de cadets… (l’empereur embrassa d’un geste Maynton et les autres officiers) n’hésitent pas à me faire savoir à quel point ils trouvent barbantes mes réminiscences !

— Pas barbantes, grand-père, rectifia gravement la princesse Evelynn. Juste… peaufinées. »

Un éclat de rire général, auquel se joignit l’empereur lui-même, secoua le compartiment, puis il reporta le regard sur Mugabi.

« Très bien, amiral, examinons un peu cette “ossature”. »

Il se rejeta en arrière dans son fauteuil et, en dépit du bref instant où il s’était déridé quelques secondes plus tôt, son visage redevint grave, presque austère.

« Il se pourrait bien, amiral, que les futures générations d’historiens vissent en mon règne un désastre complet, une succession d’occasions manquées conduisant à la catastrophe, qu’un homme plus avisé aurait sans doute su saisir. » Mugabi ouvrit aussitôt la bouche, mais l’empereur brandit une main comminatoire avant qu’il eût pu protester.

« Non, amiral, écoutez-moi. Je ne dis pas que je tomberais d’accord avec ce verdict ; je dis simplement que certaines personnes pourraient l’adopter, parce les deux branches d’une alternative s’offraient à moi, et que jamais je n’ai sérieusement envisagé d’explorer l’une des deux.

— Deux branches ? » Mugabi plissa le front.

« Deux, répéta fermement l’empereur. La première aurait été de développer notre propre méthode d’impulsion phasique et de bâtir militairement et technologiquement notre société jusqu’au moment où une entité aussi prudente et foncièrement poltronne que la Fédération aurait été contrainte de rengracier, puis d’exiger un siège au Conseil. »

Mugabi le fixa d’un œil incrédule et l’empereur pouffa.

« Je suis conscient, surtout au vu de l’expérience qu’ont eue les Solariens des Galactiques, que la seule idée qu’ils aient pu admettre des représentants de l’humanité au sein de leur précieux Conseil peut paraître aujourd’hui grotesque. Mais ce que nous ne saurons jamais, amiral, c’est si ce qui nous semble si flagrant a posteriori nous semblerait tout aussi évident si nous avions adopté l’autre branche de l’alternative. Si improbable que soit cette éventualité, il n’est pas exclu que la Fédération aurait réagi de manière différente si nous l’avions contactée de notre propre chef juste après avoir réellement construit le Nouveau-Lancastre. Après tout, à l’époque, elle n’avait pas encore placé le système solaire sous haute surveillance, ce qui suggère qu’elle n’avait toujours pas identifié la menace que pose la nature humaine intrinsèque à sa précieuse stabilité.

— Avec tout le respect que je vous dois, Votre Majesté, je vois mal comment cet heureux état de fait aurait pu perdurer si elle avait appris votre existence. Laissons de côté sa réaction aux Romains et à ce fameux “vaisseau volé” – qui, au passage, augure assez bien de son éventuelle réaction à la découverte de la naissance de votre propre technologie basique –, mais, depuis le tout début, votre Empire s’ingénie précisément à donner aux autres espèces assujetties ce mauvais exemple qu’elle redoute tant de notre part.

— Vous avez raison, je crois, répondit calmement l’empereur. Pourtant il m’arrive de passer la nuit allongé dans mon lit à me demander ce qu’il serait advenu si je n’étais pas parti du principe que nos rapports avec la Fédération seraient inéluctablement hostiles. Si j’avais opté pour rechercher une coexistence pacifique et tenter de la refonder de l’intérieur une fois que nous aurions siégé au Conseil.

— Je ne passe pas des nuits blanches à me poser ces questions, moi, lâcha aigrement l’archevêque Timothy. Parce que je sais foutrement bien – pardonnez mon vocabulaire ! – ce qui se serait passé : nous serions morts depuis trois cent cinquante ans.

— Mon analyse de la faculté des humains à réécrire et réinterpréter inlassablement leur propre histoire laisse à penser que vous avez indubitablement raison d’affirmer qu’un érudit avec plus de diplômes que de cervelle pourrait tôt ou tard émettre l’hypothèse que vous venez précisément d’avancer, Votre Majesté, intervint la voix de Merlin. Mais ça prouverait uniquement que les individus qui n’ont pas la responsabilité de prendre des décisions cruciales sont ceux-là mêmes qui se sentent les plus libres d’interpréter les décisions de ceux qui doivent en prendre.

— Prenez garde, mes amis ! déclara l’empereur avec un sourire contrit. Tenter de dissuader un empereur d’éprouver un doute salutaire sur ses propres décisions est le meilleur moyen de l’inciter à se persuader de son infaillibilité. Et qu’adviendra-t-il de vous ensuite ?

— Nous regarderons Sa Majesté… tenter de vous convaincre des errements de son époux, Votre Majesté, répondit Maynton sur un ton solennel qui ne se mariait guère avec le pétillement de ses yeux bleus.

— Ouch ! » L’empereur fit la grimace, évoquant sans doute une image qu’il était le seul à voir, puis il se secoua et son amusement se dissipa, cédant de nouveau la place à la même austère intensité.

« Quelles qu’aient été les possibilités à l’époque, amiral Mugabi, j’ai opté pour la seconde branche de l’alternative – celle que Matilda a baptisée option Excalibur. Peut-être était-il présomptueux de notre part de nous voir sous ce jour, mais il semblerait qu’aux yeux de Matilda nous soyons devenus, en quelque sorte, l’épée d’Arthur. » Il croisa le regard de Mugabi et le soutint. « Nous ne l’avions pas choisi, mais, assurément, nous avions été projetés dans les profondeurs de l’espace aussi inéluctablement qu’Excalibur était retournée à la Dame du Lac. Dans notre cas, néanmoins, ces profondeurs étaient aussi le fourneau où nous serions coulés et l’enclume sur laquelle nous serions forgés, pas seulement un abri sûr où nous cacher ; mais, à l’instar d’Excalibur, il était de notre devoir de regagner notre patrie en ses heures les plus sombres. Et donc, à tort ou à raison, nous n’avons jamais accordé la moindre pensée à une “coexistence pacifique”. Nous estimions qu’il ne subsistait aucun espoir réel de jamais réformer une entité aussi vaste et stagnante que la Fédération et que, dans cette mesure et pour le salut non seulement de notre espèce mais encore de toutes les espèces “primitives” qu’elle avait déjà rencontrées et trouverait encore sur son chemin, il fallait donc la détruire.

 » Nous avons choisi l’option Excalibur, conclut l’empereur d’une voix sonore, aussi tranchante que l’acier, et, depuis ce jour-là, nous n’avons jamais varié. »

Le silence s’éternisa dans le compartiment et Mugabi inhala profondément en prenant brusquement conscience d’avoir retenu sa respiration. L’aura d’autorité qui émanait de l’empereur depuis le tout début s’imposait à lui plus fortement que jamais et, en dépit de son apparence juvénile, il donnait l’impression de trôner dans son fauteuil telle une antique statue de granité, inébranlable et infrangible.

Quatre cent cinquante et un ans. Tout ce temps, cet homme et son peuple l’avaient consacré sans faillir à construire l’arme (à se transformer, lui et ceux sur qui il régnait, jusqu’à devenir l’Excalibur à laquelle il venait de faire allusion) qui renverserait la plus puissante et arrogante fédération de toute l’histoire de la Galaxie. Pas étonnant qu’il irradiât de lui une telle aura immarcescible de force et de volonté.

« Et puis-je demander en quoi consiste cette “option Excalibur”, Votre Majesté ? s’enquit le Solarien au terme d’un long silence.

— En tout ce que nous avons accompli en quatre siècles et demi. En chaque vaisseau, chaque arme, chaque avantage stratégique, tactique ou technologique que nous avons acquis. Nous ne pouvons assurément pas garantir que nous vaincrons, amiral Mugabi, mais nous pouvons au moins affirmer, surtout si le système solaire se joint à nous, que la foi irrévocable de la Fédération en sa propre supériorité n’y survivra pas.

 » En termes plus spécifiques, néanmoins, nous avons d’ores et déjà mis quelques forces en branle, reprit l’empereur sur un ton plus prosaïque, tout en s’adossant de nouveau à son fauteuil. Et nous comptons bien en activer d’autres dans un proche avenir.

 » En tout premier lieu, nous sommes prêts à laisser stationner indéfiniment la Troisième Flotte d’Evelynn dans le système solaire. Telle qu’elle est actuellement constituée, la Troisième Flotte se compose de soixante supercuirassés de classe Épée, comme Excalibur, et de deux cents cuirassés de classe Pendragon, qui atteignent chacun les deux tiers de la taille et de la puissance d’un vaisseau de classe Épée. Ils sont escortés de trois cent cinquante croiseurs de combat de classe Gauvain et renforcés de cent porteurs de classe Nimue, qui transportent chacun à leur bord un millier de combattants dotés de l’impulsion phasique, et dont les capacités, en termes de combat individuel, sont grosso modo équivalentes à celles d’un destroyer de la Fédération de classe Harpie. »

Mugabi sentit sa mâchoire tomber, mais il n’y pouvait rigoureusement rien. Soixante de ces monstrueux vaisseaux ? Trois fois plus de cuirassés ? Son esprit vacillait déjà à l’idée de l’inconcevable puissance de feu dont disposait la Troisième Flotte, mais l’empereur poursuivit calmement :

« Pour l’instant, la Troisième Flotte est de loin la plus puissante de nos formations, encore que sa supériorité sur notre flotte planétaire soit relativement marginale. Le hic, bien entendu, c’est que, si elle ne sait pas où nous trouver, la Fédération connaît la position du système solaire. Cela pourrait changer, évidemment, mais, dans le pire des cas envisageables, il lui faudra plusieurs décennies pour localiser nos systèmes stellaires. Ce qui signifie que nous pouvons déjà prévoir que toutes ses attaques seront dirigées contre vous et qu’il est donc impératif d’organiser ici nos plus puissantes défenses. D’autant que les Galactiques ne tarderont pas à découvrir, peu ou prou, comment l’Empire a vu le jour. Dès qu’ils seront parvenus à cette conclusion, ils entreprendront de faire l’inventaire exact de leurs avantages numériques en termes de population et de systèmes stellaires. Et je ne doute pas un instant qu’ils réagiront en cherchant à détruire tous ceux des nôtres qu’ils réussiront à identifier.

 » En même temps, nos informateurs au sein de la Fédération nous laissent entendre qu’il lui faudra au moins huit ans pour reconstituer une nouvelle escadre de la taille de celle de Lach’heranu et renouveler l’assaut contre le système solaire. Réunir une flotte plus puissante exigerait un délai encore plus considérable, et il ne me semble pas présomptueux d’affirmer que la Fédération ne commettra pas l’erreur de se livrer à une autre agression sur votre système avant d’avoir levé une flotte plus forte que celle qu’elle vient de perdre.

 » Si le Conseil s’apprête à lever une force de cet ordre, nous sommes prêts, de notre côté, à transférer au système solaire des chantiers spatiaux robotisés et des modules industriels d’appoint. Au début, ces chantiers et modules s’emploieraient à s’autorépliquer, et nous profiterions de ce délai pour commencer le transfert à la Terre de notre technologie basique, de manière à réactualiser aussi vite que possible tout le système solaire. Selon nos dernières estimations, le premier vaisseau solarien de classe Épée devrait être achevé dans six et demie de vos années et la production de combattants destinés à la défense locale débuter deux ans plus tôt. Une fois que vos chantiers spatiaux auront commencé à livrer les premiers de ces plus gros vaisseaux, nous évaluons votre taux de production soutenable à un tonnage maximal équivalent à celui de dix-sept supercuirassés de classe Épée par mois. »

Mugabi sentait tous les regards du compartiment se poser sur lui, mais lui-même ne parvenait pas à détacher ses yeux de l’empereur.

« Entre-temps, nous comptons mettre à profit certains de nos autres atouts pour déstabiliser la Fédération aussi durablement que possible. Je reste persuadé que la déroute de Lach’heranu et son corollaire, l’existence de l’Empire, seront pour le Conseil un choc effroyable, surtout lorsqu’il se rendra compte qu’il affronte ce qu’il cherchait précisément à éviter en s’apprêtant à commettre un génocide. Hélas pour lui… (le mince sourire glacé de l’empereur faisait peur à voir) ce n’est que le premier des nombreux chocs que nous allons lui infliger. Il risque de trouver particulièrement détestable celui que lui causera l’amélioration substantielle apportée par l’Empire aux performances de la propre impulsion phasique de la Fédération. De fait, nos vaisseaux sont près de onze fois plus rapides que les siens. »

Mugabi aurait sans doute éprouvé lui aussi une nouvelle poussée de stupeur en apprenant ce léger détail… si son cerveau n’était pas anesthésié par les impacts cumulés des autres chocs que ces gens lui avaient déjà administrés. Il était exclu qu’ils pussent le surprendre encore, se persuada-t-il.

Il se trompait.

« En outre, poursuivit tranquillement l’empereur, nous leur avons apporté quelques autres améliorations. Dont, en particulier, ce que nous appelons la “communication par singularité”.

— La communication par singularité ? répéta prudemment Mugabi.

— Oui. » La lueur qui pétillait dans les yeux de l’empereur évoquait étrangement celle de l’amusement. « Pour le moment, sa portée maximale n’est que de soixante-deux années-lumière, mais sa vitesse effective de transmission est d’environ sept cents fois celle de la lumière.

— Plus rapide que la lumière ? » Mugabi se redressa si brusquement dans son fauteuil que même le meuble ne parvint pas à soutenir le rythme. « Vous disposez d’une capacité de communication plus rapide que la lumière ?

— Bien sûr, répondit tranquillement l’empereur, et, cette fois, on ne pouvait guère se méprendre sur son grand sourire. N’est-ce pas le cas de tout le monde ?

— Seigneur ! » marmotta Mugabi, tandis que son esprit brassait à une allure fulgurante les incroyables avantages stratégiques inhérents à cette déclaration. La vitesse supérieure des vaisseaux de l’empereur aurait à elle seule constitué un atout formidable, mais, couplée avec la faculté d’un haut commandement de les déployer et redéployer en recourant à un moyen de communication tel que celui qu’il venait de décrire, elle prenait réellement une valeur inestimable.

« Et, pour finir, reprit l’empereur après lui avoir laissé le temps de digérer les répercussions stratégiques, les espèces “civilisées” de la Fédération ne vont pas tarder à découvrir qu’elles ont toutes sortes de problèmes plus près de chez elles.

— Plus près de chez elles ? » Redoutant plus ou moins la suite, Mugabi releva la tête.

« Bien plus près, affirma l’empereur avec un gloussement sardonique. Pour être entièrement franc, amiral, si Lach’heranu n’avait pas fait mine d’agresser la Terre, vous ignoreriez encore notre existence. Notre potentiel militaire continue de grimper parallèlement à celui de la Fédération. En fait, sa courbe de croissance s’accélère encore. Malheureusement, il reste toujours très inférieur à la pleine puissance que la Fédération pourrait nous opposer si on lui laissait le champ libre. Pour cette raison, nous aurions préféré attendre encore cinquante ou soixante-quinze ans avant de vous contacter, mais la décision du Conseil nous a contraints à mettre un point final à nos préparatifs plus tôt que nous ne l’aurions souhaité.

 » Néanmoins, nos projections des réactions probables de la Fédération nous ont toujours enseigné que nous nous retrouverions précisément dans cette situation et, dans cette mesure, nous avions pris certaines précautions supplémentaires. Dont celle de maintenir pendant les soixante dernières années une flotte puissante à une distance d’un mois de transit de la Terre – même si ni la Fédération ni vous n’en aviez conscience –, prête à intervenir si Lach’heranu avait reçu prématurément ses ordres. L’autre de ces précautions, toutefois, consistait à contacter très prudemment certaines espèces “protégées”. Nous avons consacré les cent et quelques dernières années à créer des cellules de résistance au sein de dizaines de planètes protectorats disséminées dans toute la Fédération. C’était, à de nombreux égards, prendre un gros risque stratégique, d’autant que, si l’une de ses forces de sécurité avait découvert le pot aux roses, la Fédération aurait sans doute vu la main de la Terre elle-même dans cette intrigue. Elle aurait très bien pu avancer sa décision d’en finir avec vous, mais il nous a semblé que c’était un risque à courir.

 » En réalité, nous aurions sans doute préféré pouvoir créer de telles cellules sur Terre, mais c’était tout bonnement impraticable. Nos systèmes furtifs sont certes supérieurs à tout ce que possède la Fédération dans ce domaine et, en l’occurrence au moins, nous aurions pu infiltrer des agents chez vous, puisqu’ils se seraient fondus dans la masse. Hélas, la Fédération avait si massivement et depuis si longtemps truffé la Terre et le système solaire de dispositifs d’écoute – sans parler des quelques humains qui avaient retourné leur veste et lui servaient d’informateurs – que nous n’avons pas osé établir le contact. Pour jouer un rôle conséquent dans votre préparation à une attaque de la Fédération, il nous aurait fallu joindre directement votre gouvernement ou, à tout le moins, vos forces militaires, et ce sont précisément ces secteurs de votre société que la Fédération a pris le plus grand soin d’espionner. Eût-elle soupçonné une seconde notre existence qu’elle aurait décidé de vous exterminer beaucoup plus tôt – probablement avant que nous fussions à même de l’en empêcher.

 » Mais, alors même que les Galactiques focalisaient leur attention sur vous, il ne leur est jamais venu à l’esprit de s’inquiéter d’autre chose. Comme l’ont découvert vos propres services de renseignement, leurs dispositifs sécuritaires sur les planètes “protégées” laissaient beaucoup à désirer. Ce qu’en revanche vous ne saviez pas, parce que nous avions pris grand soin de vous le dissimuler, c’est que, si tant d’espèces “protégées” semblaient à ce point empressées de partager des informations avec vous, c’était parce qu’elles étaient déjà en contact avec nous. Nous devions certes nous montrer extrêmement prudents avec les renseignements qui vous parvenaient par ce canal, mais il nous a été formidablement utile à l’occasion. Et, même si nous n’osions pas communiquer avec vous de crainte que les dispositifs d’écoute ne captent nos échanges, nous avons pu recourir à notre propre technologie pour nous brancher sur ces lignes et établir nos propres postes d’écoute dans tout le système solaire. C’est ainsi que nous avons appris à qui nous devions nous adresser et comment vous joindre à bord de votre vaisseau amiral quand Lach’heranu a lancé son attaque.

 » Plus capital encore peut-être, nous nous apprêtons à distribuer des armes à un grand nombre de nos cellules de résistance par toute la Galaxie. Nous refusons cependant d’armer toute cellule planétaire dont nous pressentons qu’elle n’aura aucune chance de submerger les Galactiques et de s’emparer de l’infrastructure de la Fédération sur son monde. Les chefs de plusieurs de ces cellules aspirent désespérément à ce que nous leur livrions des armes alors que leurs chances de succès sont encore inférieures à cela, mais nous savons que la Fédération ripostera impitoyablement à toute menace mettant son autorité en péril, surtout après ce qui s’est passé ici. Si désespéré que soit notre besoin de diversions susceptibles d’affaiblir les contre-attaques qui nous viseraient, nous ne pouvons pas jeter aux lions d’entières populations planétaires si elles n’ont aucune chance de remporter la victoire.

 » Nonobstant, nous prévoyons qu’au moins trois cents planètes assujetties se révolteront contre la Fédération avec de bonnes chances de succès. Nous avons choisi très soigneusement nos cibles, en privilégiant dans la mesure du possible la mise hors d’état de nuire des principaux centres industriels et bases spatiales des Galactiques. Le tout assorti d’une série de frappes préventives que les flottes de l’amiral Maynton se préparent à administrer, ce qui nous permet d’évaluer à près de cinquante pour cent l’endommagement partiel ou l’anéantissement de la capacité de combat des Galactiques avant même que leurs communications plus lentes n’en aient retransmis la nouvelle.

— Seigneur ! » souffla à nouveau Mugabi. Il fixa l’empereur pendant quelques interminables secondes puis aspira une grande goulée d’air. « Je n’arrive pas à… » Il s’interrompit encore puis secoua la tête. « Ce matin encore, j’étais certain de la destruction de l’espèce humaine, reprit-il à voix basse. Et maintenant… ça ! » Il secoua derechef la tête.

« Ne vous méprenez pas, amiral, déclara très sérieusement l’empereur. Même si nos plans fonctionnaient à la perfection, que nous réussissions à détruire la moitié de leur capacité de combat et à les distraire avec des rébellions éclatant sur des dizaines de leurs planètes, leur potentiel militaire resterait formidablement supérieur au nôtre. Dès qu’ils auront compris qu’ils sont attaqués et seront passés en pleine production de guerre, ils seront toujours capables de remplacer en moins de trente ou quarante ans leur superstructure industrielle, même si des rébellions dans certaines zones reculées risquent de les ralentir un peu plus. Mais, le temps qu’ils réparent leurs dommages, votre système devrait être totalement industrialisé par nos soins, et nous comptons bien offrir à tout système stellaire abritant une espèce “protégée” qui aurait gagné sa liberté une alliance dans les mêmes conditions, de façon à augmenter tout aussi rapidement notre capacité de production. Nous estimons que le rapport de forces devrait très vite se modifier en notre faveur, du moins si nous survivons à leurs premières contre-attaques, mais rien ne le garantit. Au mieux, me semble-t-il, nous avons peut-être soixante chances pour cent de remporter une victoire définitive et, même si nous l’emportons au final, nos pertes auront été très, très élevées. Sans même tenir compte de notre responsabilité morale dans la mort de tous les êtres vivants que notre réseau clandestin aura incités à se rebeller ouvertement contre leurs maîtres. Nous ne vous offrons pas une promesse de salut… juste une possibilité.

— Ce qui est déjà infiniment plus que ce qui s’offrait à nous ce matin, répondit Mugabi. Votre Majesté, les Galactiques nous avaient condamnés à mort longtemps avant que votre flotte n’ouvre le feu sur eux tout à l’heure. Chaque nouvelle journée de vie dont jouit la Terre sera la conséquence directe de l’opération que vous avez menée contre la Fédération pour nous sauver. Pour employer un cliché, combattre la Fédération, quel que soit le rapport de forces, reste “le seul jeu en ville” et au moins vous et les vôtres avez-vous consacré d’innombrables années à nous fournir les meilleures chances possibles.

— Nous avons assurément tenté de le faire, répondit sereinement l’empereur. Et, de votre point de vue, les Galactiques ont au moins un bon côté.

— Vraiment ? » Mugabi arquait les sourcils.

« Vraiment, amiral. Ils mettent si longtemps à se décider que nous avons disposé d’“innombrables années” pour nous préparer à une option plus aimable.

— Puissent-ils continuer à tergiverser », déclara avec ferveur Mugabi, et le silence retomba. Il dura un peu plus longtemps cette fois puis l’empereur se gratta la gorge.

« Alors, amiral Mugabi ? Croyez-vous que la présidente Dresner et votre Sénat décideront de se joindre à nous ?

— Je ne peux évidemment pas parler en leur nom ni m’impliquer à leur place avant qu’ils n’aient eu le loisir de s’entretenir avec vous, sire, mais je ne vois aucune alternative à votre “option Excalibur”, répondit Mugabi. Les Galactiques ont d’ores et déjà décidé de nous anéantir, alors – comme vous dites – le seul choix qui s’offre à nous est de détruire la Fédération avant. » Il hocha la tête avec lenteur. « Je ne peux pas engager mon gouvernement de mon propre chef, mais il me semble que vous disposerez d’un système solaire plein de nouveaux alliés dès que la présidente aura déposé une proposition de traité d’alliance devant le Sénat.

— Parfait. » La voix de l’empereur restait égale, presque sereine, mais, sous-jacent, Quentin Mugabi perçut comme le raclement fracassant d’une lame d’acier arrachée à un rocher de granité anglais.

Sa Majesté impériale George, roi de Camelot, prince du Nouveau-Lancastre, troisième baron de Wickworth, défenseur de la foi, prince protecteur du Royaume et par la grâce de Dieu empereur d’Avalon, permit à son regard de faucon de balayer sa cabine, puis ses yeux de prédateurs revinrent se poser sur Quentin Mugabi.

« Parfait, répéta-t-il. L’épée est tirée. Elle ne regagnera son fourreau qu’après la victoire ou la mort… et puisse Dieu défendre le droit ! »



[1] En français dans le texte.